VIII
RÊVES

Les silhouettes qui se tenaient sur la dunette, rassemblées près de la grande roue double, n’étaient encore que des ombres ; on les distinguait sur le pont de bois clair, mais sans pouvoir les identifier.

John Allday attendait du côté des filets de branle en contemplant le ciel pâle. L’aube n’allait pas tarder : les étoiles encore visibles derrière les vergues de hunier étaient plus faibles que jamais. Puis, lorsque le jour se lèverait, ils sauraient si le commandant et le pilote avaient eu raison.

Tout l’équipage était debout depuis les premières heures. Les hommes scrutaient l’obscurité, essayaient de se souvenir qui était où. Ils cherchaient des amis, ou encore guettaient la présence d’un bosco paré à faire usage de sa badine pour rappeler aux lambins qu’ils devaient se tenir prêts lorsque l’on donnerait des ordres.

James Tyacke parcourait la vaste dunette de long en large. Et si le jour trouvait L’Indomptable avec tout l’océan pour lui tout seul ? Allday se disait que ce serait bien mauvais pour ses débuts de commandant.

Le vent lui passait dans le cou et il frissonna. Il avait tourné, comme York l’avait prédit. Le bâtiment serrait le vent d’aussi près qu’il pouvait, on entendait les voiles claquer lorsqu’elles déventaient, jusqu’à ce que les timoniers vigilants le ramènent au bon cap.

Allday entendait quelqu’un s’adresser d’une voix rauque à Eli Fairbrother, ce canonnier qu’on avait choisi comme maître d’hôtel du commandant. Il s’éloigna pour se dissimuler plus à l’ombre derrière les filets. Il ne se sentait pas d’humeur à tailler une bavette avec lui. Avec le temps, il se révélerait peut-être à la hauteur de sa tâche, mais, pour l’instant, il était tellement débordé par cette promotion inattendue qu’il ne pouvait s’arrêter d’en parler.

Une fois de plus, Allday leva les yeux dans la nuit. Il distinguait maintenant quelques haubans et enfléchures, et, plus haut encore, une forme blanche qui flottait tel un oiseau piégé dans le gréement. La marque de l’amiral, frappée en tête du grand-mât.

Toutes ces années, tant de souffrances et de dangers. Des amis et des ennemis balayés, perdus comme la fumée qui s’échappe au vent. Servir Bolitho était tout ce qu’il avait souhaité, tout ce dont il avait besoin. Ils avaient pris quelques rudes coups pendant les années qu’ils avaient passées ensemble, Allday avait tout partagé avec lui, le meilleur comme le pire. Son chêne, comme l’appelait Bolitho, et Allday était sensible à ce surnom. Cela lui donnait un sentiment d’appartenance que bien peu de mathurins avaient la chance de connaître.

Et voilà, ils étaient repartis. Il se massa la poitrine, là où ce sabre espagnol avait manqué le tuer. Toujours cette souffrance. Sir Richard, avec son œil malade, avait plus que jamais besoin de son chêne.

Il poussa un soupir. Mais désormais, il y avait Unis. Depuis que L’Indomptable avait appareillé de Falmouth, il ne cessait de penser à elle. En très peu de temps, Unis lui était devenue précieuse, si chère à son cœur. Autrefois, il riait de tous ceux qui proclamaient un attachement de ce genre. C’était bien fini. Même Ozzard, si prompt à voir le mal chez les femmes, avait gardé le silence.

Leurs adieux avaient été pénibles. Ferguson était venu le chercher à Fallowfield avec sa petite voiture. Ils s’étaient mis d’accord, ce serait mieux que de se dire au revoir à Falmouth. Il ne supportait pas l’idée de la laisser seule comme toutes ces femmes qui restaient parfois des heures, pour ne pas dire des jours, les yeux rivés sur un vaisseau de guerre dans l’espoir d’apercevoir une dernière fois l’être cher.

Il l’avait serrée très doucement contre lui. Avec elle, il était toujours gentil, protecteur, il prenait garde de la peiner. Elle avait enfoui son visage dans sa vareuse bleu marine.

— Je ne vais pas craquer, John. Serre-moi bien, serre-moi encore plus fort… embrasse-moi et va-t’en.

Elle l’avait alors regardé dans les yeux, comme pour se souvenir du moindre détail.

— Je t’aime, John Allday. Tu m’as apporté la paix, tu m’as donné un but dans la vie.

Allday lui avait répondu timidement :

— Je n’ai pas grand-chose à t’offrir, ma petite fille. Mais je reviendrai, tu verras que je reviendrai !

— Je ne te pardonnerai jamais si tu restes au loin.

Les larmes coulaient sur ses joues, elle les essuya furtivement, furieuse contre elle-même.

— Et maintenant, va !

Elle avait eu un instant d’hésitation.

— Qu’y a-t-il, ma mie ?

— J’ai mis quelques victuailles dans ton sac, lui avait-elle répondu. Je ne veux pas que tu sois rationné à ce qu’il y a à bord.

Puis elle s’était mise sur la pointe des pieds pour l’embrasser passionnément sur la bouche.

— Je prierai pour toi, John.

Allday avait attrapé la ridelle de la voiture. Il savait qu’elle ne le voyait pas, alors même qu’elle lui faisait des sourires et de grands gestes. Les larmes l’aveuglaient.

Il s’était retrouvé à côté de Ferguson et la carriole s’était ébranlée. Il s’était retourné une dernière fois. Unis était sur la route, l’enseigne du Vieil Hypérion se balançant sans relâche au-dessus de sa tête.

Il lui semblait qu’elle avait hésité à lui dire quelque chose. Lorsque le lieutenant de vaisseau Avery lui lirait sa prochaine lettre, peut-être lui expliquerait-elle de quoi il s’agissait.

Tout ce que Ferguson avait trouvé à dire fut : « Tu as bien de la chance, John. »

Allday entendit des voix qui se rapprochaient. L’amiral montait.

Puis ce fut le nouveau maître d’hôtel, Fairbrother, qui s’exclamait :

— Et c’est pas tout, le commandant y’m’appelle par mon prénom !

Allday soupira derechef. De la chance, moi ? Quand je pourrais être avec Unis ? Il regardait la mer sombre qui courait le long du bord. Mais cette fois, la vue de ce spectacle si familier ne lui apportait aucun réconfort.

Bolitho avait endossé son vieux manteau de mer sans épaulettes, il était nu-tête. Voyant Allday près du pavois, il lui demanda :

— Alors, mon vieux, comment ça va aujourd’hui ?

Allday jeta un coup d’œil au maître d’hôtel du commandant.

« Y’m 'appelle par mon prénom. » Tiens, il pouvait bien se le mettre dans sa pipe et se la fourrer où je pense. Il répondit :

— Fort bien, sir Richard.

Bolitho trouva Tyacke et son second près de la lisse de dunette. Allday ne savait rien lui cacher. Ils étaient ensemble depuis trop longtemps pour ça. Unis lui manquait, la première femme qu’il aimait vraiment. De même que tu me manques, Kate.

Tyacke lui fit remarquer :

— Nous saurons bientôt, amiral.

Et, à son second :

— Vérifiez les mâts, monsieur Scarlett. Les officiers doivent s’assurer que tous les hommes de leur division sont parés lorsque nous virerons de bord, même si cela prend un peu plus longtemps. Je n’ai pas envie de faire chapelle, je n’ai pas davantage envie de voir passer quelqu’un par-dessus bord.

Scarlett s’était déjà occupé de tout, mais il savait qu’il avait mieux à faire que de discuter. Tout en se dirigeant vers l’avant par le passavant au vent, il leva la tête vers la mâture. Le pavillon et la marque s’agitaient un peu plus. Il songeait à l’amiral et à Tyacke, côte à côte : si différents, et pourtant non, pas tant que cela. Il aperçut Avery, une lunette calée sous le bras. Au carré, plusieurs officiers avaient tenté de lui arracher des tuyaux sur l’amiral et ce qu’il était réellement. Il avait vu les étranges yeux foncés d’Avery briller comme ceux d’un tigre tandis qu’il esquivait adroitement les questions.

Les visages prenaient forme, on les reconnaissait, le premier rayon de soleil éclairait les vergues hautes. Il était désormais visible que le vent avait bel et bien tourné.

Tyacke mit ses mains en porte-voix :

— Parés à virer !

Des silhouettes s’attelèrent aux drisses et aux bras, les officiers et les aspirants faisaient l’appel de leurs hommes, bien conscients de ce qu’ils étaient surveillés par deux silhouettes qui se détachaient sur le ciel clair près de la lisse de dunette.

— La barre dessous !

Bolitho sentait la lisse de dunette trembler sous sa main. Les marins laissaient filer les écoutes de huniers pour que les voiles cessent de donner prise au vent et n’empêchent pas le bâtiment de virer.

— A larguer les écoutes !

La voix de Scarlett retentit dans son porte-voix comme les bossoirs plongés dans l’ombre commençaient à entrer dans le lit du vent.

Hockenbull, le gros bosco, criait comme un furieux, mais il souriait. Le vaisseau se débattait pour obéir à la toile et au gouvernail.

— A border la grand-voile !

Bolitho vit les hommes déhaler sur les bras pour réorienter les grands-vergues, les voiles battaient dans le plus grand désordre et dans d’énormes grondements, jusqu’à ce que le vent les remplisse. Le vaisseau partit à la gîte, toile raide et bien gonflée. Des mains expertes tournaient les écoutes sur leurs cabillots, tandis que les terriens essayaient de se garer. Bolitho, une main sur le front, leva les yeux. Un bâtiment énorme, un équipage à moitié entraîné, mais Tyacke avait tout de même réussi à venir en route inverse.

Le timonier annonça :

— En route au noroît, commandant !

Lui aussi paraissait tout excité et lorsque Bolitho regarda York, le maître pilote, il vit qu’il riait de toutes ses dents comme un aspirant devant une tarte aux pommes toute fraîche.

— Ohé du pont !

La vigie du grand-mât, celle qui voyait tout avant tout le monde. Bolitho aperçut Tyacke dont la main brunie serrait la lisse. S’il y avait quelque chose à voir, du moins.

— Voile droit devant sous le vent, commandant !

Tyacke se tourna vers l’aspirant des signaux.

— En haut, monsieur Blythe, et prenez une lunette !

— Belle manœuvre, dit Bolitho à Tyacke.

Ils regardèrent tous deux les embruns qui jaillissaient par-dessus la guibre. Tyacke dit lentement :

— Mr York avait raison, au sujet de ce navire.

— Ohé du pont !

Tyacke sourit.

— Déjà ? Mais il a dû monter avec des ailes.

Ils entendirent à nouveau la voix de Blythe.

— Trois-mâts barque, commandant ! Il nous montre le cul !

Tyacke laissa tomber, méprisant :

— Il essaye de fuir, pas vrai ?

Puis, faisant volte-face :

— Monsieur Scarlett, envoyez perroquets brigantine et la misaine !

Voyant que le second hésitait, il reprit sèchement :

— Et vivement, monsieur Scarlett ! Je ne veux pas perdre ce salopard !

Bolitho surprit un éclair de rage dans les yeux de Scarlett, mais ce n’était pas le moment de s’arrêter à des blessures d’amour-propre.

Tyacke appelait un autre aspirant, Craigie, celui qui avait vu le premier ce navire inconnu.

— Allez trouver le canonnier, monsieur Craigie, et demandez-lui de venir à l’arrière.

Il fouilla dans sa vareuse et Bolitho vit de l’or briller.

— Vous vous êtes bien comporté. Fort bien.

L’aspirant regardait la pièce posée dans sa main crasseuse.

— M… merci, commandant.

La voix de Tyacke le poursuivit jusqu’au grand panneau.

— Mais la prochaine fois que vous paressez pendant votre quart, vous avez intérêt à faire nettement mieux !

Plusieurs marins qui se trouvaient là, occupés à démêler et à plier des drisses, éclatèrent de rire.

Bolitho sourit à son tour. Si ce navire n’avait pas d’intérêt, cela n’aurait plus d’importance.

Ils venaient d’accomplir quelque chose, et ils l’avaient fait comme un véritable équipage.

 

Richard Bolitho ouvrit les yeux et fixa le pont. Ses oreilles et son cerveau essayaient d’identifier les bruits, l’angle d’inclinaison du petit fanal lui indiquait instantanément ce que faisait L’Indomptable.

En dehors de ce lumignon, la chambre était totalement plongée dans l’ombre. Le bruit dominant était celui du safran qui grondait de temps à autre. Il n’y avait guère de vent. Son instinct de marin l’avait déjà réveillé deux ou trois fois au cours de la nuit, et, comme d’habitude, il avait ressenti un certain dépit à ne pas être sur le pont avec les hommes de quart lorsque le bâtiment avait encore une fois changé d’amure. Ce sentiment ne l’avait jamais quitté, il s’était souvent demandé si les autres amiraux rêvaient toujours de cette façon plus personnelle de diriger les choses que constitue un commandement.

Il était étendu, les mains derrière la nuque, les yeux grands ouverts dans l’obscurité. On avait peine à croire que L’Indomptable atteindrait Antigua le lendemain ou, si le vent tombait, le surlendemain au plus tard. En ce moment, il savait que la petite île de Barbuda était à moins de cinquante milles dans le noroît, au milieu de la chaîne naturelle que forment les îles Sous-le-Vent.

Tyacke pouvait être satisfait, la traversée avait été rapide. Deux semaines de Falmouth, en Angleterre, jusqu’à Falmouth et Port-aux-Anglais à Antigua. Et il ne s’était plus rien passé depuis l’excitation qui avait suivi leur rencontre avec « la barque de Blythe », comme on l’avait surnommée. Ils étaient montés à bord pour découvrir que, même si elle naviguait sous pavillon américain, elle était affrétée par le gouvernement britannique. Elle ne transportait rien de plus intéressant qu’une cargaison de kaolin et des matériaux de constructions destinés à Port Royal, à la Jamaïque.

Scarlett était revenu fulminant avec son détachement de prise. A cause de cette lettre d’affrètement, il n’avait pas pu inspecter l’équipage pour voir s’il s’y trouvait des déserteurs britanniques, ni encore moins fouiller le navire. Plus tard, ils avaient aperçu et arraisonné plusieurs bâtiments de diverses tailles et sous différents pavillons, mais, hormis quelques déserteurs, ils n’avaient rien déniché qui puisse leur être utile. On aurait dit que l’océan s’était transformé en désert, et les navires qui se livraient à leurs affaires avaient en quelque sorte réussi à les éviter.

Il n’y avait guère d’occupations, en dehors des exercices de manœuvres et des écoles à feu qui revenaient régulièrement. L’inactivité avait des effets pervers : scènes de violence et éruptions de colère dans l’entrepont, en général entre les marins bien amarinés et les amateurs ou autres terriens, qui semblaient prendre plaisir à provoquer les autres.

Le cahier de punition avait fait sa première apparition et l’on avait infligé plusieurs séances de fouet. Bolitho avait servi à bord de bâtiments où le fouet était trop libéralement mis en œuvre, un mot de travers pris pour une insolence, ou encore un commandant qui se souciait peu du comportement de ses subordonnés, pourvu qu’il ait des résultats. Mais Bolitho savait que cela pesait à Tyacke. Après sa petite goélette, la Miranda, puis le brick la Larne, avec leurs équipages étroitement soudés, le rituel du fouet sur un vaisseau de la taille de L’Indomptable le rendait malade.

Non qu’il eût perdu sa détermination et sa fierté, et ni le carré ni les aspirants n’échappaient à ses remarques acerbes. Lorsqu’ils étaient montés à bord d’une goélette, Avery avait accompagné le second, ce qui avait déclenché l’hostilité de Scarlett. Avery, quant à lui, s’était muré dans une indifférence de façade et n’avait même pas voulu en discuter après coup. Tyacke, avec ses manières sans fioritures, avait vite découvert les dessous de l’affaire.

À bord de la goélette, Scarlett avait fini par admettre qu’il était pratiquement impossible de découvrir la présence de déserteurs, ou de passagers clandestins essayant d’échapper à la marine, tant que les patrons se portaient garants ou produisaient de faux documents.

Avery, à qui l’on avait demandé de se comporter en simple observateur et de ne pas intervenir dans les actes du second, avait apparemment répondu qu’il fallait faire se déshabiller les hommes jusqu’à la ceinture et les examiner, sans demander la permission de quiconque. Le dos d’un marin, même s’il n’a subi le fouet qu’une seule fois, en garde les marques jusqu’à la tombe. Autre moyen imparable de détecter un marin du roi devenu marin au commerce, les tatouages particuliers aux gens de mer.

Scarlett avait répliqué sèchement :

— Je vous prie de garder vos idées pour vous, monsieur.

Avery avait répondu, d’un ton tout aussi glacial ; et lorsque Tyacke lui avait narré l’incident un peu plus tard, Bolitho l’entendait comme s’il y avait été.

— Pour ce que j’en ai à faire, vous pouvez bien aller au diable !

Un dur labeur, des vents contraires et une chaleur étouffante, tout cela avait joué un rôle. Les hommes habitués à la Manche et au blocus en mer du Nord étaient excédés quand on les rappelait sans arrêt pour des exercices. Les nouveaux embarqués faisaient des erreurs, sources de rancœur et d’humiliation.

Il ferma les yeux, mais le sommeil ne venait pas. L’aube n’allait pas tarder, la terre était en vue, en tout cas depuis la hune. Tout cela excitait ceux qui n’avaient jamais quitté l’Angleterre de leur existence.

Il songeait à ce rêve qui le poursuivait, pratiquement depuis l’affaire de la « barque de Blythe ». Il ne savait plus exactement combien de fois il s’était reproduit, mais c’était toujours le même. Lorsqu’il s’était réveillé, quelques minutes plus tôt, il était sûr que c’était ce rêve qui l’avait tiré de son sommeil. Il en sortait le cœur battant, chose rare chez lui sauf lorsque ses rêves devenaient cauchemars ; comme ceux au cours desquels il voyait Catherine entraînée loin de lui, nue, les cheveux défaits, et sa terreur – elle criait son nom, et puis tout s’arrêtait brusquement.

Ce rêve-ci était complètement différent. Toujours le même décor, les eaux resserrées de la passe de Carrick devant Falmouth, la masse sombre du château de Pendennis qui passait par tribord avant d’un vaisseau portant une marque d’amiral : sa marque – la certitude que tout était bel et bien réel, comme cela arrive si souvent dans les rêves. L’escadre était rassemblée autour de lui, parée à lever l’ancre, ou les vaisseaux étaient en train de virer leurs câbles. Il allait quitter Falmouth, comme il l’avait fait tant de fois.

Il n’avait pas compris qu’il était hors de sa couchette, les pieds nus sur le pont glacé et incliné du vaisseau ; et enfin, le retour à la réalité, ce frisson dans l’échine qui lui paralysait littéralement le corps, alors que son cerveau lui disait que la chambre était aussi chaude et humide que d’habitude.

Les vaisseaux de cette escadre étaient tous les siens : l’Ondine, l’Hirondelle et la Phalarope, le Prince Noir et l’Hypérion. Il y avait même ce cotre à hunier, le Vengeur, à bord duquel il avait embarqué sous les ordres de son frère Hugh.

Ce retour sur terre était irritant, et il savait que ce rêve reviendrait. Qu’est-ce que cela pouvait signifier ? Qu’est-ce qui avait bien pu ramener à Falmouth tous ces vaisseaux familiers, uniquement pour appareiller ? Et à bord duquel se trouvait-il à cet instant précis ?

Il sentit L’Indomptable trembler et perçut le raclement du gréement et des poulies. Le vent fraîchissait. On entendait des piétinements au-dessus, des ordres brefs pour envoyer les hommes de quart aux bras et aux drisses afin de réorienter les longues vergues et de reprendre le vent convenablement.

Il pouvait se les représenter : des silhouettes dans l’ombre, les timoniers qui assuraient la roue entre leurs mains, les yeux tournés vers les hauts pour repérer une voile qui faseyait, ou pour déterminer la vraie direction du vent.

Peut-être tout irait-il mieux après Antigua, lorsqu’il saurait ce qui l’attendait. La responsabilité pleine et entière. Il n’avait que trop eu le temps de ruminer, de peser les différentes voies qui s’offraient à lui et qui lui vaudraient compliments ou blâmes de cette lointaine Amirauté.

Il se demandait même si Avery ne regrettait pas d’avoir accepté cette affectation, ou si Tyacke n’avait changé d’avis que par sympathie pour lui.

Il sentit le pont se soulever et glisser dans un creux. On était reparti. Il entra dans la grand-chambre et gagna vaille que vaille les grandes fenêtres de poupe. Il réussit à ouvrir un des battants en abord qui, au fil des heures, s’était recouvert d’une croûte de sel séché déposé par les embruns. Il n’y avait pas de lune, mais d’innombrables étoiles brillaient qui faisaient scintiller la houache.

Comment allait-il réagir en revoyant Port-aux-Anglais, là où Catherine et lui s’étaient retrouvés ?

Elle aussi devait s’en souvenir. La maison au-dessus du port ; leur amour, qui leur avait fait oublier toute raison.

L’air humide l’enveloppait. Que penseraient donc ses marins et ses fusiliers s’ils le voyaient ainsi, vêtu seulement d’un pantalon blanc ? Allons, voilà que je recommence à faire le commandant.

Il pensa de nouveau à la barque. Elle s’appelait La Perla, immatriculée à Boston. Il essaya de chasser cette pensée. L’ennemi. Son patron avait nié avoir tenté de suivre son vaisseau. Il esquissa un sourire. Le vieil Indom, ainsi que l’appelait Troughton, le coq unijambiste. Le patron avait ajouté qu’il avait parfaitement le droit de se trouver là où il était, mais il avait été indéniablement surpris par la vitesse et la manœuvrabilité de L’Indomptable, et, comme bien d’autres, avait été induit en erreur en le prenant pour le bâtiment de ligne qu’il avait été autrefois.

Il passa la main sur le verre épais. Quelles histoires L’Indomptable pouvait-il raconter ? Combien de centaines de pieds avaient bien pu fouler ces ponts ? De quelles ambitions et quels échecs avait-il été le témoin ?

Il entendit des murmures, puis une porte s’ouvrit. Il devina qu’il s’agissait d’Ozzard avant même d’avoir senti l’odeur du café.

— J’me suis dit qu’vous étiez debout, sir Richard.

Sa petite silhouette sembla glisser vers lui lorsqu’il y eut un nouveau coup de barre.

— Ça va vous faire du bien.

Ozzard devinait toujours tout. Peut-être ne dormait-il que rarement.

Le café était délicieux. Il la revoyait, dans cette boutique de St James’s Street, choisissant du café avec le soin qu’elle mettait en toutes choses.

Il trouva sa montre au fond de son manteau de mer et la leva à la lumière du fanal masqué. Tant de souvenirs, Kate chérie.

Ils vivaient à environ quatre heures de différence. Un matin printanier à Falmouth, l’air empli de chants d’oiseaux et du bourdonnement des abeilles, et toujours, la forte odeur salée de la mer. Peut-être était-elle allée rendre visite à Nancy et à son mari, le Roi de Cornouailles. Ou encore, elle se changeait après être montée à cheval au petit jour, debout devant la grande glace en pied, en train de se dévêtir comme il l’avait vue faire, prélude à l’amour.

Il posa la tasse à café vide sur le pont où elle serait à l’abri d’une rafale soudaine, et remonta dans sa couchette.

Il faisait un peu plus frais dans la grand-chambre, juste à côté ; il se souvenait de l’avoir vue le rejoindre, dans d’autres occasions. Encore plein de sommeil, il s’était approché d’elle et l’avait embrassée, mais ses lèvres étaient glacées. Et puis, lorsqu’il avait prononcé son nom, il avait compris que, cela aussi, c’était un rêve.

Mais pourtant, par-delà l’océan, il l’entendit crier : Ne me quitte pas.

Il ferma les yeux et, pour la première fois depuis que L’Indomptable avait levé l’ancre, eut un sentiment de paix intense.

Cette fois, l’escadre fantôme ne réapparut pas.

 

La petite voiture grinçait sur la route toute droite et bien entretenue. La campagne du Hampshire s’étalait au milieu du gigantesque édredon de champs vert et jaune. Il était encore tôt, mais en baissant la fenêtre, Zénoria saisit des trilles de grives, interrompus de temps à autre par le croassement rauque des corbeaux.

Dans une demi-heure, ils seraient arrivés à la demeure des Keen et, comme d’habitude, elle songeait avec appréhension à l’accueil qu’elle allait recevoir de ses sœurs. Elle était allée voir trois fois la nouvelle maison de Plymouth, et chaque fois Petrie, l’homme de loi, l’accompagnait. Pour l’heure, il somnolait sur le siège à côté d’elle ; même lui trouvait que ces voyages et les négociations avec les agents immobiliers de Plymouth étaient plus qu’épuisants.

Elle contemplait les champs qui défilaient, les taches plus sombres des arbres en bordure de la forêt Neuve. Le lendemain, il lui faudrait se rendre à Londres avec Petrie. Le père de Val était d’avis qu’un homme dans sa position devait également posséder une demeure en ville. Il n’avait jamais essayé de la blesser, bien au contraire, mais il ne cachait pas son opinion. Pour lui, les femmes n’avaient rien à faire dans ces histoires de propriétés et d’affaires. Il jugeait sans doute qu’elle n’avait pas la moindre idée de ce que l’on attendait d’elle. Il avait fait allusion à une prochaine promotion de Val, à un titre sans doute. Puis, une fois qu’il aurait quitté la marine, une situation solide et prospère à la Cité.

Tandis qu’elle parcourait les vastes pièces de Boscawen House, à Plymouth, elle ne parvenait pas à s’y faire : la maison et les grands jardins remplis de domestiques et d’ouvriers qui allaient guetter le moindre de ses mouvements, bavarder dans son dos, peut-être même rire de ses efforts pour faire bonne figure… il lui était déjà arrivé de perdre son calme, lorsque Petrie lui avait expliqué qu’elle n’avait pas besoin de se donner la peine de visiter elle-même cette grande maison vide, ou d’inspecter l’état des lieux et les aménagements déjà effectués. Elle lui avait rétorqué sèchement :

— Puis-je vous rappeler, monsieur Petrie, qu’il s’agit également de ma maison ! Moi aussi, je suis de la famille.

Il lui avait répondu, sans méchanceté :

— Cette expérience sera nouvelle pour vous, et fort différente, madame Keen. Nombreux sont ceux qui vont vous envier. Si vous me pardonnez mon impertinence, vous êtes une jeune femme qui a beaucoup de chance, mariée à l’un des héros de l’Angleterre qui, j’en suis persuadé, fera son possible pour vous rendre heureuse.

Elle s’était sentie soudain très lasse.

— Je sais, monsieur Petrie. C’est un homme d’une grande bonté, et je lui dois beaucoup.

Si Petrie avait deviné ce qu’elle voulait dire, il n’en montra rien.

Ah, si seulement elle avait eu le temps d’aller voir Catherine à Falmouth. Son cœur se serra.

La date que l’on avait proposée pour se rendre à Londres était le 6 juin. C’était comme si Adam était à ses côtés. C’est à cette même date qu’elle l’avait embrassé, et il lui avait offert quelques roses sauvages cueillies au bord du chemin. Où était-il maintenant ? Était-il allé rejoindre son oncle ; ou, au contraire, lui avait-on donné l’ordre de rallier l’escadre de Val ? Cette pensée lui fit monter le rouge aux joues. Deux hommes qui l’aimaient, et pourtant, aucun ne pouvait en parler.

Elle se revoyait, cherchant du regard, lors de ce souper chez le major du port, à Plymouth. Cela ne faisait-il vraiment que deux mois ?

La main sur son bras, son expression si intense, mais si tendre, qu’elle n’avait jamais oubliée. Je t’aime, Zénoria.

La voiture ralentit dans la dernière côte avant l’entrée de la propriété des Keen. Elle entendit un cliquetis de métal, le garde sortait ses pistolets. C’était un endroit paisible, si différent des côtes sauvages de sa Cornouailles, mais non dépourvu de dangers pour autant. Des déserteurs qui vivaient à la dure en dérobant ce qu’ils pouvaient, des vagabonds, des bandits de grand chemin. Pas la sorte de route à emprunter sans précaution.

Petrie s’étira puis remit ses besicles en place.

— Ah, je vois, nous approchons de la maison.

Elle n’avait pas vu qu’il s’était réveillé.

— Une semaine bien fatigante pour nous deux, monsieur Petrie.

Il hocha la tête avec componction.

— C’est bien aimable à la famille de votre époux de me permettre de séjourner dans cette demeure, madame Keen. Cela me fait gagner du temps, ainsi que de l’argent.

Oui. Comme on me permet de rester ici, à moi.

Elle se détourna vers la vitre afin de ne plus voir sa tête. Elle sentait l’arôme des fleurs et des haies, de vrais parfums. Mais ce n’était pas la Cornouailles.

Elle essayait de ne plus penser à la dernière fois où Adam était venu ici. A la façon dont elle l’avait admonesté, réprimandé pour ce qui s’était passé. Puis, se détestant de ce qu’elle avait dit alors, elle avait couru à la porte pour le rappeler. Mais la route, cette route, était déserte. Peut-être, lorsqu’elle irait à Londres, trouverait-elle quelque chose qui lui plairait. Un petit cadeau… Non. Ce serait trop cruel, une tentation à laquelle elle ne pourrait jamais donner suite.

Les grandes portes de fer étaient ouvertes et, pris d’une énergie soudaine, les deux chevaux accélérèrent le pas. Un palefrenier accourut à leur rencontre. La maison de campagne des Keen était une demeure impressionnante qui lui faisait toujours cette même impression accablante.

Petrie allongea les jambes.

— Apparemment, vous avez un autre visiteur, ma chère.

Il ne perçut pas l’inquiétude qui la saisissait : il ne pensait qu’au souper qu’on allait lui servir.

Elle dit d’une toute petite voix :

— Ce n’est pas un visiteur.

Elle porta la main à sa poitrine avant de poursuivre :

— Je reconnais cette voiture. C’est le médecin.

Les chevaux firent le tour jusqu’aux grandes marches avant de s’immobiliser.

La large porte à double battant s’ouvrit, semblant avoir attendu cet instant. C’était un clair soir d’été, mais on avait pourtant allumé des chandeliers çà et là, et Zénoria aperçut la sœur de Val, ainsi que son mari, debout sur les dalles de marbre, semblables à des acteurs qui patientent dans les coulisses.

Elle se mit à courir sans se soucier de la chaussure qu’elle avait perdue en sautant du marchepied.

Elle vit alors le médecin, un homme grisonnant dont la lèvre inférieure tombait. Il la saisit au moment où elle passa près de lui. Il avait une main de fer.

— Soyez courageuse, madame Keen. J’ai fait tout ce que j’ai pu. Nous avons tous fait notre possible.

Elle entendit un cri, c’était son propre cri. Elle cria son nom. Perran ! Perran !

Elle se dégagea et courut jusqu’aux fenêtres ouvertes, regardant fixement le gazon tondu à ras et les plates-bandes bien entretenues, là où son fils jouait avec sa nurse ou avec la sœur de Val.

Elle regardait sans les voir les grandes ombres qui envahissaient déjà la pelouse.

Mon Dieu ! Perran !

Mais seuls des corbeaux, surpris, lui répondirent.

Elle entendit quelqu’un crier : « Vite ! Prenez-la ! »

Puis il n’y eut plus rien.

 

Au nom de la liberté
titlepage.xhtml
Kent,Alexander-[Bolitho-21]Au nom de la liberte(1995).French.ebook.AlexandriZ_split_000.html
Kent,Alexander-[Bolitho-21]Au nom de la liberte(1995).French.ebook.AlexandriZ_split_001.html
Kent,Alexander-[Bolitho-21]Au nom de la liberte(1995).French.ebook.AlexandriZ_split_002.html
Kent,Alexander-[Bolitho-21]Au nom de la liberte(1995).French.ebook.AlexandriZ_split_003.html
Kent,Alexander-[Bolitho-21]Au nom de la liberte(1995).French.ebook.AlexandriZ_split_004.html
Kent,Alexander-[Bolitho-21]Au nom de la liberte(1995).French.ebook.AlexandriZ_split_005.html
Kent,Alexander-[Bolitho-21]Au nom de la liberte(1995).French.ebook.AlexandriZ_split_006.html
Kent,Alexander-[Bolitho-21]Au nom de la liberte(1995).French.ebook.AlexandriZ_split_007.html
Kent,Alexander-[Bolitho-21]Au nom de la liberte(1995).French.ebook.AlexandriZ_split_008.html
Kent,Alexander-[Bolitho-21]Au nom de la liberte(1995).French.ebook.AlexandriZ_split_009.html
Kent,Alexander-[Bolitho-21]Au nom de la liberte(1995).French.ebook.AlexandriZ_split_010.html
Kent,Alexander-[Bolitho-21]Au nom de la liberte(1995).French.ebook.AlexandriZ_split_011.html
Kent,Alexander-[Bolitho-21]Au nom de la liberte(1995).French.ebook.AlexandriZ_split_012.html
Kent,Alexander-[Bolitho-21]Au nom de la liberte(1995).French.ebook.AlexandriZ_split_013.html
Kent,Alexander-[Bolitho-21]Au nom de la liberte(1995).French.ebook.AlexandriZ_split_014.html
Kent,Alexander-[Bolitho-21]Au nom de la liberte(1995).French.ebook.AlexandriZ_split_015.html
Kent,Alexander-[Bolitho-21]Au nom de la liberte(1995).French.ebook.AlexandriZ_split_016.html
Kent,Alexander-[Bolitho-21]Au nom de la liberte(1995).French.ebook.AlexandriZ_split_017.html
Kent,Alexander-[Bolitho-21]Au nom de la liberte(1995).French.ebook.AlexandriZ_split_018.html
Kent,Alexander-[Bolitho-21]Au nom de la liberte(1995).French.ebook.AlexandriZ_split_019.html
Kent,Alexander-[Bolitho-21]Au nom de la liberte(1995).French.ebook.AlexandriZ_split_020.html
Kent,Alexander-[Bolitho-21]Au nom de la liberte(1995).French.ebook.AlexandriZ_split_021.html
Kent,Alexander-[Bolitho-21]Au nom de la liberte(1995).French.ebook.AlexandriZ_split_022.html
Kent,Alexander-[Bolitho-21]Au nom de la liberte(1995).French.ebook.AlexandriZ_split_023.html